UN travail monumental. Il a fallu dix années de recherche à Bruno Prati, avant qu'il puisse soutenir, le 1er février dernier, sa thèse de 600 pages. Son nom : « La Fonte ardennaise et ses marchés - histoire d'une PME familiale dans un secteur en déclin (1926 - 1999). »*
Bruno Prati, autodidacte devenu directeur Export de la célèbre fonderie (1.300 salariés dont 700 dans les Ardennes, à Vrigne-aux-Bois, Vivier-au-Court et Haybes), a ébloui le jury de l'Université de Besançon, en autopsiant l'entreprise.
Mais pas seulement. « Je ne me suis pas limité à la monographie de la Fonte ardennaise, je l'ai incluse dans le contexte de la désindustrialisation », note le fringuant thésard de 64 ans.
Sa thèse revient sur les origines de cette saga industrielle et familiale, depuis la création en 1926 par Émile Cossardeaux qui, un an plus tard, allait s'associer à Émile Grosdidier. C'est à leur séparation, en 1934, qu'apparaît la raison sociale « Fonte ardennaise ».
Bruno Prati passe en revue les grandes figures de la « dynastie » : le « règne du fondateur » pendant 40 ans (1927-1967) marquée par les turbulences de la guerre, puis l'arrivée aux commandes de la deuxième génération (1968-1999), celle de Martial Grosdidier, mort accidentellement, et de son frère Gérard**.
Se défendant de toute « complaisance » (« Ma thèse n'est pas un outil de communication de la Fonte ardennaise », insiste-t-il), il réussit à trouver la bonne distance avec son sujet, accumulant les entretiens (plus de cent) et l'étude des textes (archives départementales, familiales, syndicales).
Sa thèse explore les mystères d'une petite PME qui n'a pas compté plus de vingt salariés jusqu'en 1946, puis ce qu'il appelle « son décollage » entre 1975 et 1999 (avec le rachat de fonderies en difficulté). Le petit poucet devient alors un géant de la fonte, sacré en 2011 avec la visite de Nicolas Sarkozy.
Les clefs de la réussite
L'autre grand intérêt de ce travail universitaire, c'est qu'il explique, en partie, le déclin industriel actuel.
Bruno Prati présente ainsi la Fonte ardennaise comme « un cas isolé dans un secteur en déclin ». « Étrangers aux schémas mentaux des fondeurs établis, Émile, le fondateur, puis Gérard Grosdidier développent une approche commerciale originale, qui différencie l'entreprise de la concurrence et autorise une logique de croissance. »
Pour nous, Bruno Prati se fait même plus précis. « Le cœur de la stratégie de la Fonte ardennaise, c'est l'approche commerciale. Cette approche n'existait pas dans le secteur. Les fonderies attendaient le client en jouant tout sur leur réputation, selon un modèle basé sur la demande. Quand le marché a basculé du côté de l'offre, tout le secteur a connu des difficultés, mais pas la Fonte ardennaise, dont la stratégie était différente depuis l'origine. »
* À l'avenir, elle pourrait donner lieu, dans un format plus court, à une publication aux Presses universitaires de France.
** Bruno Prati n'aborde pas la troisième génération, celle de Nicolas Grosdidier (neveu de Gérard), qui prend les rênes en 2002, après un « intérim » de deux ans effectué par… Bruno Prati lui-même.
Patron à 28 ans, bachelier à 39 !
Étonnant parcours que celui de Bruno Prati. Et bel exemple pour beaucoup d'Ardennais qui, pour une raison ou une autre, ont arrêté leurs études et souhaitent les reprendre.
Natif de Vrigne, le jeune Ardennais a 20 ans en 1968. Il croque la vie à pleines dents et, déjà, voyage beaucoup. Il a interrompu très tôt sa scolarité, mais a acquis le goût des langues. Au milieu des années 70, son bagage est vide de tout diplôme (il est vaguement apprenti bûcheron), mais il en parle déjà cinq.
En 1976, il entre comme « simple manœuvre » à la Fonte ardennaise.
Puis il saisit l'opportunité de sa vie. « En 1977, l'entreprise a créé un service Export. J'ai sauté sur l'occasion, et j'ai très vite pris en charge l'export sur la Hollande, puis l'Allemagne. »
Il a alors 28 ans. Et toujours pas de diplôme. « Au niveau de ma formation, j'ai senti peu à peu que le fait d'être autodidacte allait me limiter. En 1987, à 39 ans, j'ai alors décidé de passer le bac, et je l'ai obtenu. »
Bruno Prati ne s'arrête pas là. Par le biais du Centre de téléenseignement universitaire (le CTU, rattaché à l'Université de Besançon), il passe dans les années 90 un DEUG d'administration économique et sociale, puis une licence et une maîtrise d'histoire.
La meilleure mention possible
Suivent un DESS à l'École supérieure de commerce de Paris et, à partir de 2003, la longue genèse de sa thèse de doctorat (niveau bac + 8), soutenue il y a quelques jours. Sous la direction de Jean-Claude Daumas (une pointure dans le domaine de l'histoire économique), il obtient la meilleure mention possible : « Très honorable avec les félicitations du jury ».
« Pour moi, c'est une immense récompense, car elle vient du milieu des historiens, qui me reconnaissent comme un des leurs. »
Au final, celui qui a gravi tous les échelons à la Fonte ardennaise, jusqu'à devenir président du directoire entre 2000 et 2002, est l'exact reflet de son entreprise. Ils suivent les mêmes credo : ne jamais se reposer sur ses acquis, toujours se former, se développer…
Lorsqu'on lui fait la remarque, il répond d'ailleurs avec malice : « J'ai grandi avec la Fonte ardennaise, et j'ai sans doute fini par lui ressembler… »
Guillaume LÉVY